Dans un arrêt du 15 mai 2023, la Cour européenne des droits de l’Homme a eu l’occasion de rappeler que la liberté d’expression n’autorise pas les discours de haine et que le titulaire d’une page Facebook peut être condamné, en sa qualité de producteur, pour des propos à caractère raciste publiés par des tiers, non-supprimés.
Rappel des faits et de la procédure
Les juges de Strasbourg étaient saisis par le maire RN de Beaucaire, Monsieur Julien Sanchez, condamné par les juridictions internes en tant que producteur, pour avoir laissé des commentaires à caractère raciste sur sa page Facebook, dans un contexte électoral.
Le requérant est maire de la ville de Beaucaire depuis 2014 et président du Groupe Rassemblement National au Conseil régional d’Occitanie.
En octobre 2011, à la date des faits, il est candidat Front National aux élections législatives dans la circonscription de Nîmes et publie sur le mur de son compte Facebook, accessible au public, un billet concernant le premier adjoint à la mairie de Nîmes et député européen. Certains commentaires publiés en réaction à ce billet contiennent des propos à caractère raciste qui ne font l’objet d’aucune suppression.
La plaignante dépose une plainte entre les mains du procureur de la République de Nîmes à l’encontre de M. Sanchez, en sa qualité de producteur de contenus sur le fondement de la loi du 29 juillet 1982 et à l’encontre des auteurs des commentaires litigieux.
Le lendemain, Monsieur Sanchez publie un message sur son compte Facebook invitant « ses amis » à surveiller le contenu de leurs commentaires.
Le 28 février 2013, le Tribunal correctionnel de Nîmes déclare les prévenus coupables des faits reprochés et condamne chacun d’entre eux au paiement d’une amende de 4 000 euros. Monsieur Sanchez est condamné sur le fondement des articles 23 alinéa 1er, 24 alinéa 8 de la loi du 29 juillet 1881 et 93-3 de la loi n°82-652 du 29 juillet 1982. Le tribunal ne prononce pas la peine d’inéligibilité pourtant requise par le ministère public.
Le tribunal estime notamment que l’association des « musulmans » avec « des dealers et prostitués (sic) » « qui règnent en maître », « des racailles qui vendent leur drogue toutes la journée » etc, « tend clairement tant par son sens que par sa portée à susciter un fort sentiment de rejet envers le groupe de personnes de confession musulmane, réelle ou supposée ».
Le tribunal correctionnel retient, sur le fondement d’une décision du Conseil constitutionnel du 16 septembre 2011, que la responsabilité pénale du producteur d’un site de communication au public en ligne, mettant à la disposition du public des messages adressés par des internautes, n’est engagée, à raison du contenu de ces messages, que s’il est établi qu’il en avait connaissance avant leur mise en ligne ou que, dans le cas contraire, il s’est abstenu d’agir promptement pour les retirer dès le moment où il en a eu connaissance.
Un appel est interjeté par deux des prévenus.
Le 18 octobre 2013, la Cour d’appel de Nîmes confirme le jugement sur la culpabilité des prévenus, réduisant l’amende infligée au requérant à 3 000 euros. Elle le condamne également à verser 1 000 euros à la partie civile, au titre des frais et dépens à hauteur d’appel.
Elle reprend à son compte le raisonnement retenu par le tribunal correctionnel pour entrer en voie de condamnation et estime que :
- Les propos définissaient clairement le groupe de personnes concernées : les personnes de confession musulmane ;
- L’assimilation de la communauté musulmane avec la délinquance et l’insécurité de la ville de Nîmes tendait à susciter un fort sentiment de rejet ou d’hostilité envers ce groupe ;
- La qualité de personnalité politique de Monsieur Sanchez lui imposait une vigilance d’autant plus importante ;
- Le prévenu légitimait sa position consistant à ne pas supprimer de tels commentaires qui lui semblaient compatibles avec la liberté d’expression et c’est donc « délibérément qu’il les a maintenus sur son mur ».
Monsieur Sanchez forme alors un pourvoi en cassation considérant qu’il y aurait une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression. Il estime en outre que l’infraction ne pouvait lui être reprochée faute pour les propos incriminés de contenir une exhortation ou une incitation à la discrimination, à la haine ou à la violence. Pour le requérant, la seule crainte d’un risque de racisme, ne pouvait priver les citoyens de la liberté de s’exprimer sur les conséquences de l’immigration dans certains lieux.
Dans un arrêt de rejet, la chambre criminelle de la Cour de cassation, au visa de l’article 10 de la CESDH, juge que :
« le délit de provocation est caractérisé lorsque, comme en l’espèce, les juges constatent que, tant par leur sens que par leur portée, les textes incriminés tendent à susciter un sentiment de rejet ou d’hostilité, la haine ou la violence, envers un groupe de personnes une personne à raison d’une religion déterminée ».
La saisine de la CEDH
La plus haute juridiction de l’ordre judiciaire français ajoute que le paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme fixes des limites en termes de liberté d’expression et que celle-ci n’est pas absolue.
Insatisfait, le requérant saisit la Cour européenne des Droits de l’Homme sur le fondement d’une prétendue violation de l’article 10 de la CESDH.
Cette dernière était invitée à répondre à la question suivante :
La condamnation pénale d’un responsable politique français sur le fondement de l’article 93-3 de la loi n°82-652 du 29 juillet 1982, pour ne pas avoir supprimé promptement en sa qualité de producteur, en période électorale, des commentaires à caractère raciste publiés par « ses amis » sur sa page Facebook est-elle contraire à l’article 10 de la CESDH ?
Sans surprise, la Cour de Strasbourg répond négativement à cette question, en se fondant sur sa jurisprudence, constante en la matière, et assez fournie en ce qui concerne des élus issus de cette formation politique.
La cour estime que le cadre juridique interne qui prévoit une responsabilité partagée entre les différents acteurs était suffisamment précis pour permettre au requérant, de connaître les règles à suivre et d’adapter son comportement en conséquence.
La Grande chambre de la CEDH fonde sa décision sur cinq critères déjà énoncés dans un arrêt Delfi AS.
1° Sur le contexte des commentaires :
La cour relève que les commentaires litigieux ont été publiés dans un contexte électoral, de nature à renforcer l’impact d’un discours raciste et xénophobe. Ces écrits constituent un discours de haine, en raison de leur contenu, de la tonalité générale, de la virulence et de la vulgarité des termes employés et sont donc « clairement illicites ».
Il convient de noter que le requérant, pour se défendre, estime quant à lui que de tels commentaires correspondent au programme politique de son parti. Le lecteur avisé en tirera les conséquences qu’il juge opportunes.
La cour, rappelle que si les partis politiques peuvent défendre des opinions choquantes ou inquiétantes pour une partie de la population (notamment en matière d’immigration, ce qui n’est d’ailleurs pas la question ici car le groupe visé ne concerne pas les populations issues de l’immigration mais les personnes de confession musulmane), ils « doivent éviter de le faire en préconisant la discrimination raciale et en recourant à des propos ou des attitudes vexatoires ou humiliantes, car un tel comportement risque de susciter parmi le public des réactions incompatibles avec un climat social serein et de saper la confiance dans les institutions démocratiques ».
2° Sur le contexte politique et la responsabilité particulière du requérant en raison des propos publiés par des tiers :
La cour tente de tracer une voie entre l’impossibilité d’une surveillance effective de tous les commentaires, pour un compte connaissant une fréquentation importante et le risque de décharger les producteurs de toute responsabilité qui risquerait de faciliter ou d’encourager les abus et les dérives.
Elle considère que le langage employé incitait à la haine et à la violence à l’égard d’une personne à raison de son appartenance à une religion, ce qui ne peut être camouflé ou minimisé par le contexte électoral ou la volonté d’évoquer des problèmes locaux.
3° Sur les mesures appliquées par le requérant :
C’est le point qui fait l’objet d’un développement plus appuyé de la part de la Cour de Strasbourg. En effet, l’existence ou non de mesures mises en œuvre par le requérant permet d’examiner avec plus de précision encore, si les éléments matériel et intentionnel de l’infraction sont caractérisés.
S’il n’existe aucune disposition légale imposant une modération a priori sur Facebook, cela ne peut aboutir à revendiquer un droit à l’impunité.
Le requérant est un personnage politique rompu à la communication publique qui se présente sur le site internet du Front National comme étant un « professionnel de la stratégie de communication sur internet ».
Aussi, si ce dernier a attiré l’attention de « ses amis » sur la nécessité de tenir des propos licites sur sa page Facebook, il n’a pas supprimé pour autant les commentaires clairement illicites y figurant. La cour retient que cette absence de contrôle est d’autant plus inexplicable qu’il avait été alerté de l’intervention de plaignante et des problèmes soulevés par d’autres commentaires et qu’il disposait des moyens et de compétences pour réagir.
Pour la cour, le fait que l’auteur d’un des commentaires racistes ait supprimé dans les vingt-quatre heures suivant la publication l’un de ses commentaires, n’est pas de nature à le dédouaner en sa qualité de producteur au sens de la loi de 1982.
Le requérant avait donc connaissance des commentaires illicites publiés sur le mur de son compte Facebook et a choisi, délibérément de les y laisser.
En définitive, Monsieur Sanchez n’a pris aucune mesure pour remédier à l’illicéité certaine des propos publiés sur sa page Facebook, alors même, que sa notoriété, sa compétence en matière de communication sur internet et les moyens dont il disposait auraient dû au contraire l’inciter à les supprimer.
4° Sur la possibilité que les auteurs de commentaires soient tenus pour responsables plutôt que le requérant :
La cour retient que le requérant n’a pas été poursuivi en lieu et place des auteurs des commentaires racistes, et qu’il est condamné sur le fondement d’un régime de responsabilité distinct lié au statut spécifique et autonome de producteur.
5° Sur les conséquences de la procédure interne pour le requérant :
La cour note que le requérant n’a été condamné qu’à une peine d’amende et au versement d’une somme au titre des frais et dépens à la partie civile.
La cour relève au surplus que cette condamnation n’a pas entraîné d’autres conséquences pour le requérant, n’a pas provoqué de changement dans son comportement et n’a pas eu de conséquences négatives pour son parcours politique ultérieur ou ses relations avec les électeurs. Cela ne l’a pas non plus empêché d’être élu maire de Beaucaire en 2014 (la peine d’inéligibilité requise par le ministère public n’a pas été suivie) et de continuer à exercer des responsabilités au sein de son parti politique, malgré cette condamnation.
Si la cour reconnaît une ingérence dans la liberté d’expression, elle souligne que cette ingérence est « nécessaire dans une société démocratique » et que les motifs retenus par les juridictions internes reposaient sur des motifs pertinents et suffisants.
En conséquence, cette décision souligne que la liberté d’expression ne peut être dévoyée et utilisée comme prétexte pour propager la haine, la discrimination et le racisme. Les discours de haine menacent le socle démocratique, la confiance dans les institutions, le climat social et les droits des personnes.
Lorsque des élus légitiment de tels discours, par inaction ou en raison de leurs convictions, ils leur confèrent un impact encore plus important.
C’est pourquoi, il semble judicieux d’approuver cette décision qui, loin de s’attaquer à la liberté d’expression, en affirme les contours et en renforce le contenu.
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Publié sur Village de la Justice